Souvent, des formes d'art comme la littérature ou le cinéma nous invitent à rentrer dans des univers d'illusion avec lesquelles nous nous identifions. La finalité de cette opération est de provoquer chez le spectateur une émotion que les grecs appelaient catharsis. Conscient de cela, Bertolt Brecht avait théorisé sur ce qu'il appellait l'effet de distanciation, une manière de faire du théâtre qui dénonçait la fiction théâtrale. Pour Brecht le théâtre classique finit pour tromper le spectateur et l'éloigner des véritables questions.
La peinture, comme le théâtre, sont des dispositifs qui produisent des constructions mentales. En tant que peintre de ma génération je me suis toujours demandé ce qui définit la peinture en tant que genre et le pourquoi des tableaux… ces "surfaces rectangulaires" qui se suspendent aux murs, comme disait Donald Judd.
Le tableau, et avec lui le dispositif qui le sustente, c'est-à-dire la frontalité et la verticalité, est l'ancêtre des écrans contemporains. Du cinéma à la télévision, en passant par le papier photographique, les ordinateurs, les tablettes et les Smartphones, "les surfaces rectangulaires" hébergent le mystère des images.
Je ne m'intéresse pas aux images qui apparaissent sur les écrans, mais aux artefacts qui font possible leur apparition. Un écran éteint est un porteur potentiel d'images. C'est à cet instant, quand l'écran n'est qu'un monochrome noir, que nous découvrons la poussière sur sa surface. Seulement alors, l'écran se fait visible en tant qu'écran.
J'imagine que c'est une des raisons pour lesquelles je m'obstine à ne pas peindre des images. Je peins des tableaux, oui. J'essaie de traverser le mystère de l'écran comme le faisait Lucio Fontana avec ses toiles cisaillées. Montrer ce que l'on ne voit pas, un au-delà de l'écran, comme si l'écran montrait autant ou plus que ce qu'il occulte.
Les tables de camping se sont incorporées à mon lexique plastique depuis quelques années. L'étymologie du mot tableau nous renvoie au latin tabula qui désigne une planche de bois. Les premiers tableaux étaient en effet peints sur des planches de bois soigneusement reliés pour créer une surface de la même manière que les tables. En tant qu'étranger cette coïncidence était révélatrice. De la table au tableau il n'y a qu'un pas. Pour cette exposition à la Galerie Trinta je propose une série de "cuadros-mesa" que j'ai appelés sans vergogne Tablòs. Une table sur le mur nous oblige à nous poser des questions… ça c'est "l'effet de distanciation".
Miguel Angel Molina Rosny-sous-Bois, Août 2017